La DeLorean DMC-12 est bien plus qu’une simple automobile ; elle incarne un chapitre unique et fascinant de l’histoire industrielle et culturelle du XXe siècle. Produite brièvement entre 1981 et 1983 par la DeLorean Motor Company, cette voiture de sport au design si particulier est le fruit d’une ambition démesurée, celle de John Zachary DeLorean, ancien golden boy de General Motors. Son parcours, de sa conception tumultueuse à son échec commercial retentissant, puis à sa consécration imprévue grâce à la saga Retour vers le futur, est une épopée moderne mêlant innovation, drama financier et renaissance culturelle. La DMC-12, avec sa carrosserie en acier inoxydable brossé et ses emblématiques portes papillon, devait représenter l’avenir de l’automobile : sûre, éthique et indémodable. Pourtant, derrière cette façade révolutionnaire se cache une réalité autrement plus complexe, faite de compromis techniques, de difficultés de production et de performances décevantes. Cette analyse se propose de retracer le destin hors norme de cette automobile, en explorant sa genèse audacieuse, ses caractéristiques techniques ambivalentes, les circonstances de son échec industriel, et finalement, son extraordinaire héritage qui la fait vivre bien au-delà de sa courte existence commerciale.
Contexte historique et genèse du modèle
L’histoire de la DeLorean DMC-12 est inextricablement liée à la personnalité visionnaire et ambitieuse de son créateur, John Zachary DeLorean. Né en 1925 dans une famille d’ouvriers de Détroit, DeLorean gravit les échelons de General Motors pour en devenir, en 1972, le plus jeune vice-président de l’histoire. Il est notamment à l’origine de modèles mythiques comme la Pontiac GTO, considérée comme la première muscle car, et la Pontiac Firebird. Cependant, son esprit d’entrepreneur et ses idées avant-gardistes se heurtent à la bureaucratie de GM. En 1973, il claque la porte du géant automobile avec un rêve en tête : fonder sa propre marque et construire la voiture de sport idéale, celle que GM lui avait toujours refusé de réaliser. Il fonde ainsi la DeLorean Motor Company (DMC) en 1975, avec un cahier des charges des plus ambitieux. Le projet, initialement nommé DSV-1 pour « DeLorean Safety Vehicle », avait pour objectif de créer une voiture à la fois sûre, éthique sur le plan environnemental, et dotée d’une longévité exceptionnelle grâce à des matériaux de haute qualité.
Le développement du prototype fut confié à l’ingénieur William T. Collins, un ancien de Pontiac. Le premier prototype, motorisé par un modeste quatre cylindres Citroën, vit le jour en 1976. Pour le design, DeLorean s’adressa au célèbre designer italien Giorgetto Giugiaro, qui avait déjà signé des chefs-d’œuvre comme la Lotus Esprit. Giugiaro donna à la voiture ses lignes anguleuses et acérées, caractéristiques du style « fold » des années 1980, avec un pare-brise très incliné et des portes papillon. Le choix le plus marquant fut celui d’une carrosserie en acier inoxydable austénitique de type 304, un matériau cinq fois plus cher que l’acier classique, mais qui dispensait de peinture et offrait une résistance à la corrosion théoriquement éternelle. Le projet se heurta rapidement à des difficultés techniques, notamment avec le châssis qui devait initialement utiliser une technologie de moulage par réservoir élastique (ERM), finalement jugée inadaptée. Face à ces problèmes, la société Lotus, dirigée par Colin Chapman, fut mandatée pour reprendre en main l’ingénierie du châssis, aboutissant à une structure en backbone d’acier plus conventionnelle. Pour la motorisation, le modeste bloc Citroën fut abandonné au profit du V6 PRV (Peugeot-Renault-Volvo) de 2,85 litres, un moteur certifié aux normes anti-pollution américaines mais à la puissance relativement modeste.
Design et caractéristiques techniques
Sur le plan esthétique, la DeLorean DMC-12 possédait une présence visuelle immédiatement reconnaissable. Ses lignes anguleuses, œuvre de Giugiaro, lui conféraient un caractère résolument futuriste pour son époque. La signature la plus marquante était sans conteste ses portes papillon, un mécanisme complexe et coûteux qui offrait un accès spectaculaire à l’habitacle et contribuait grandement à son image de supercar. La carrosserie, laissée en inox brossé brut, était en réalité constituée de panneaux fixés sur une caisse en fibre de verre. Ce choix esthétique audacieux présentait l’avantage de ne jamais se décolorer, mais rendait toute réparation de tôle extrêmement difficile. Les dimensions de la voiture étaient généreuses pour une sportive, avec une longueur de 4,21 mètres, une largeur de 1,86 mètre et une hauteur très faible de 1,14 mètre.
Techniquement, la DMC-12 était un mélange d’innovation et de compromis. Le moteur était le V6 PRV ZMJ-159 de 2 849 cm³, positionné en longitudinal à l’arrière de l’habitacle. Alimenté par une injection électronique Bosch K-Jetronic, il ne développait qu’une puissance de 130 chevaux DIN (132 ch SAE) pour un couple de 216 Nm. Cette puissance, très modeste pour une voiture de sport affichant un prix élevé, se traduisait par des performances en deçà des attentes : une accélération de 0 à 100 km/h en environ 9,5 à 10,5 secondes et une vitesse maximale avoisinant les 209 km/h. La transmission était soit une boîte manuelle à cinq rapports, soit une automatique à trois rapports, et la voiture était une propulsion à moteur arrière. Le châssis, développé par Lotus, était de type backbone en acier et bénéficiait d’une suspension à triangles superposés, conçue pour offrir un bon compromis entre confort et tenue de route. L’habitacle, quant à lui, cherchait à rivaliser avec les supercars de l’époque. Entièrement recouvert de cuir noir (un intérieur gris fut proposé plus tard), il était équipé de série de nombreux éléments de confort pour l’époque : vitres électriques, rétroviseurs électriques, climatisation et verrouillage centralisé. La position de conduite était très basse et l’instrumentation, bien que complète, était jugée moins avant-gardiste que celle des premiers prototypes qui prévoyaient un airbag et un tableau de bord entièrement digital.
Production, difficultés industrielles et échec commercial
La production de la DeLorean DMC-12 fut une épopée en elle-même, marquée par des défis logistiques et financiers considérables. Après avoir essuyé plusieurs refus pour implanter son usine, John DeLorean obtint un financement massif du gouvernement britannique, soucieux de relancer l’emploi dans une Irlande du Nord en proie à la crise et aux tensions sectaires. Une usine ultramoderne de 55 000 m² fut construite à Dunmurry, dans la banlieue de Belfast. L’objectif était de produire 30 000 voitures par an, principalement pour le marché américain. Les premières voitures de série sortirent des lignes d’assemblage le 21 janvier 1981. Cependant, les problèmes commencèrent immédiatement. La main-d’œuvre locale, bien que motivée, n’avait aucune expérience dans la construction automobile. Les premières DeLorean livrées souffraient de nombreux défauts de qualité : joints d’étanchéité défaillants, portes papillon qui se coinçaient, électronique capricieuse et finitions approximatives.
Le projet fut également miné par de graves dépassements financiers. Initialement estimée à 12 000 dollars – d’où son nom de code DMC-12 – la voiture fut finalement commercialisée au prix prohibitif de 25 000 dollars, la rendant bien moins compétitive face à ses rivales. Malgré un battage médiatique important et une longue liste d’attente de clients enthousiastes au lancement, les ventes décollèrent difficilement. En octobre 1981, DMC enregistra son meilleur mois avec 720 ventes, mais la production continua à dépasser largement les ventes. À la fin de l’année 1981, alors que 7 500 voitures avaient été produites, seulement 3 000 avaient trouvé preneurs. La société, en grande difficulté financière, fut placée en redressement judiciaire en février 1982. La situation devint catastrophique lorsque John DeLorean fut arrêté en octobre 1982 dans un hôtel de Los Angeles, lors d’une opération du FBI où il fut filmé en train de commenter un chargement de cocaïne, qu’il qualifia de « mieux que l’or ». Bien qu’il ait été par la suite acquitté pour piège, cet scandale scella le destin de son entreprise. La DeLorean Motor Company déposa le bilan fin 1982, et la dernière voiture quitta l’usine le 24 décembre de la même année. Sur les approximately 9 000 exemplaires produits, un stock considérable de voitures invendues fut racheté et liquidé par la société Consolidated International.
Légende cinématographique et renaissance culturelle
Alors que l’aventure industrielle de la DeLorean s’achevait sur un échec cuisant, un événement culturel allait lui offrir une seconde vie bien plus glorieuse. En 1985, Robert Zemeckis et Bob Gale choisirent la DMC-12 pour incarner la machine à voyager dans le temps du Docteur Emmett Brown dans leur film Retour vers le futur. Le design futuriste de la voiture, et surtout ses portes papillon évoquant un vaisseau spatial, convainquirent les réalisateurs, qui avaient initialement imaginé une machine construite à partir d’un réfrigérateur. Pour toute une génération, la DeLorean devint ainsi la « Time Machine », équipée de son fameux « flux capacitor » (condensateur de flux) et nécessitant d’atteindre la vitesse de 88 miles à l’heure (environ 142 km/h) pour voyager dans le temps. Le film immortalisa la voiture et transforma à jamais son image. D’objet de déception automobile, elle devint un symbole d’aventure, d’innovation et de nostalgie, un véritable icône de la culture pop des années 1980.
Cette consécration cinématographique eut un impact direct sur la valeur et la perception de la DeLorean. La voiture, autrefois invendable, devint un objet de collection recherché. Une communauté de passionnés se constitua à travers le monde, entretenant soigneusement les exemplaires survivants. On estime qu’environ 6 500 DeLorean étaient encore en circulation dans le monde en 2015. Des entreprises spécialisées, comme celle rachetée par le CEO Stephen Wynne, se sont même constituées pour assurer un stock de pièces détachées et restaurer ces automobiles, perpétuant ainsi leur existence bien au-delà de toute espérance. Des clubs, comme les Stainless Wings ou le DeLorean Member’s Club, furent créés, et des ateliers spécialisés virent le jour, comme l’Atelier WMC en France, dédié à l’entretien et à la restauration de ces véhicules. La voiture, par son design unique et son histoire, possède un pouvoir de rassemblement et de fascination qui transcende les générations, suscitant toujours la curiosité et l’enthousiasme du public lorsqu’elle apparaît sur les routes.
Héritage et postérité du modèle
L’héritage de la DeLorean DMC-12 est double, à la fois technico-industriel et culturel. Sur le plan automobile, elle reste un cas d’école, un exemple de projet trop ambitieux, mal géré et victime de compromis techniques qui ont éloigné le produit final de sa vision originelle. Elle démontra la complexité et les risques financiers colossaux liés à la création d’une nouvelle marque automobile ex nihilo. Pourtant, elle fut aussi le vecteur d’innovations, ne serait-ce que par l’utilisation pionnière et massive de l’acier inoxydable et des composites, et par sa conception collaborative à l’échelle internationale. L’usine de Belfast, bien que n’ayant fonctionné que quelques années, fut un témoignage du savoir-faire et de la détermination d’une main-d’œuvre locale qui, contre toute attente, parvint à produire près de 9 000 voitures dans un laps de temps très court.
Culturellement, son héritage est immense. La DeLorean est sans doute l’une des seules voitures de l’histoire dont la notoriété et la valeur doivent plus au cinéma qu’à ses qualités routières intrinsèques. Son statut d’icône pop est indéniable et lui assure une immortalité que peu d’automobiles peuvent revendiquer. En 2021, la machine à remonter le temps de Retour vers le futur a même été inscrite au National Historic Vehicle Register de la Bibliothèque du Congrès américain, officialisant son importance culturelle. Plus de quarante ans après sa production, la DeLorean continue d’inspirer, apparaissant dans des jeux vidéo, des séries télévisées et des clips musicaux. En 2016, la DeLorean Motor Company (ressuscitée) a même annoncé la production de 300 nouveaux exemplaires pour 2017, preuve de la vitalité persistante de la marque, même si ces nouveaux modèles devaient adopter une motorisation moderne pour respecter les normes en vigueur. La DMC-12 est ainsi passée du statut de rêve brisé à celui de mythe vivant, un symbole intemporel d’ambition, d’innovation et de la puissance rédemptrice de la fiction.
Conclusion
En définitive, la DeLorean DMC-12 est un objet automobile impossible à catégoriser. Son échec commercial fut aussi retentissant que sa renaissance culturelle fut éclatante. Elle incarne le rêve américain dans toute sa démesure : l’ascension fulgurante d’un homme, son ambition visionnaire, puis sa chute spectaculaire. Techniquement, elle fut un produit de compromis, loin de la voiture révolutionnaire et éthique initialement imaginée par John DeLorean. Ses performances médiocres, ses problèmes de qualité et son prix trop élevé la condamnèrent à une carrière commerciale des plus brèves. Pourtant, c’est précisément dans cet échec que réside une grande partie de son charme et de sa légende. Le destin a voulu que le cinéma lui offre le rôle qui lui revenait peut-être : non pas une simple voiture de sport, mais une machine à voyager dans le temps et dans l’imaginaire collectif. La DeLorean DMC-12 nous rappelle que la valeur ultime d’un objet ne réside pas toujours dans sa fonction première, mais parfois dans les rêves et les histoires qu’il porte en lui. Elle demeure, et demeurera, une icône intemporelle, un pont entre la dure réalité industrielle et la magie intarissable de la fiction.