Dans la chronologie souvent glorieuse de l’automobile italienne, certains modèles émergent comme des pivots historiques, des véhicules qui ont radicalement transformé le destin d’une marque. La Maserati Biturbo, présentée en 1981 et produite sous diverses formes jusqu’en 1994, est incontestablement de ceux-là. Son histoire est celle d’une révolution et d’une malédiction, d’une audace technique et d’une réputation sulfureuse. Conçue sous l’égide d’Alejandro de Tomaso, alors propriétaire de la marque, la Biturbo devait incarner une rupture totale avec le passé : celle de rendre Maserati accessible, d’en faire un constructeur de série capable de rivaliser avec les grandes allemandes sur le terrain de la sportivité au quotidien. Elle fut la première berline de sport de la marque, la première à adopter un moteur V6, et surtout, la première à porter la technologie biturbo qui allait devenir sa signature et son fardeau. Cette analyse se propose de plonger au cœur de ce phénomène automobile complexe, en explorant sa genèse audacieuse, ses innovations controversées, son évolution tumultueuse et l’héritage paradoxal qu’elle a légué à la marque au trident.
Contexte historique et genèse d’une révolution stratégique
Pour comprendre la Biturbo, il faut saisir le contexte désastreux dans lequel Maserati se trouvait à la fin des années 1970. La marque, célèbre pour ses somptueux coupés et ses illustres victoires en course, était au bord de la faillite. Ses voitures, des œuvres d’art mécaniques comme la Kyalami ou la Quattroporte III, étaient assemblées artisanalement, extrêmement coûteuses et vendues en quantités confidentielles. Le rachat par Alejandro de Tomaso en 1975 avait pour objectif de sauver l’entreprise en la rendant financièrement viable. La stratégie de De Tomaso était simple, brutale et révolutionnaire : il fallait démocratiser Maserati. Il ne s’agissait plus de construire quelques centaines de voitures par an pour une élite, mais de viser plusieurs milliers d’unités.
Le projet Biturbo, nom de code AM 452, fut lancé avec ce mandat impératif. La voiture devait être une berline 2+2 compacte, plus petite et plus abordable que tout ce que Maserati avait produit auparavant. Pour réduire les coûts, De Tomaso imposa l’utilisation massive de pièces provenant du groupe Fiat, dont il avait hérité avec le contrôle de Maserati. Le châssis, la suspension, les freins et de nombreux éléments intérieurs furent empruntés, avec plus ou moins de bonheur, aux modèles du géant turinois. Mais le cœur de la Biturbo, son âme et sa raison d’être, serait une création purement Maserati : un petit V6 de 2,0 litres, le premier de l’histoire de la marque, suralimenté par deux turbos. Ce choix technique, destiné à offrir des performances explosives sur un moteur de faible cylindrée, était un pari audacieux. La Biturbo ne serait pas une évolution, mais un big-bang, une tentative de recréer Maserati de toutes pièces pour un nouveau marché. Elle naquit ainsi sous le signe du paradoxe : une Maserati de masse, construite avec des pièces Fiat, mais animée d’une mécanique complexe et novatrice.
Design et architecture : le classicisme sportif de Pierangelo Andreani
Extérieurement, la Maserati Biturbo ne cherchait pas la révolution. Son design, confié à Pierangelo Andreani, alors designer maison chez De Tomaso, était un habile exercice de style classique. La silhouette de la berline deux portes était compacte, racée et sans excentricité. Elle reprenait les codes des coupés italiens de l’époque, avec un porte-à-faux court, un pavillon fuyant et une ligne de ceinture haute. La calandre, intégrant le fameux trident, était sobre et élégante. Les proportions générales trahissaient cependant ses origines économiques ; la Biturbo partageait en effet son empattement avec la Fiat 131, une base qui lui conférait des dimensions relativement modestes pour une voiture de prestige.
L’habitacle tentait de concilier le sport et le luxe. Le tableau de bord, enveloppant et tourné vers le conducteur, arborait des compteurs classiques et des matériaux qui se voulaient nobles – cuir, bois et moquette épaisse. Maserati souhaitait y affirmer son statut premium. Cependant, l’œil averti pouvait y déceler de nombreux éléments provenant directement du catalogue Fiat : les commutateurs, les leviers, les ventilateurs et même le volant (sur les premiers modèles) étaient empruntés à des modèles de grande série. Cet amalgame entre l’exclusivité Maserati et la banalité Fiat créait une dissonance certaine. L’architecture technique elle-même était conventionnelle, avec un moteur avant et une propulsion arrière, une configuration chère aux puristes. La suspension, indépendante à l’avant et essieu rigide à l’arrière, était directement issue de la Fiat 131 Abarth, promettant des qualités routières sportives. La Biturbo se présentait donc comme un mélange déroutant : une carrosserie de petit coupé élégant, une plateforme de berline sportive populaire, et une promesse de performances haut de gamme.
La technique au service de la performance : le V6 biturbo, génie et folie
Le véritable sujet de la Maserati Biturbo, son cœur battant et son cauchemar, résidait sous son capot. Le moteur V6 à 90° de 2,0 litres était une création entièrement nouvelle. Sa conception était ingénieuse : un bloc en fonte, des culasses en alliage léger, et surtout, deux turbocompresseurs IHI, un pour chaque banc de trois cylindres. Cette architecture biturbo, encore rare sur les voitures de série à l’époque, visait à réduire le temps de réponse – le fameux « turbo lag » – et à offrir une puissance spécifique exceptionnelle. Avec 185 chevaux DIN pour ses débuts, la Biturbo affichait des performances explosives pour son temps : un 0 à 100 km/h en moins de 7,5 secondes et une vitesse de pointe avoisinant les 215 km/h.
Sur le papier, c’était une réalisation brillante. Dans la pratique, ce moteur allait devenir la source de tous les maux de la Biturbo. Sa complexité était extrême. La distribution, commandée par une cascade de pignons et une courroie, était d’un accès et d’un réglage difficiles. L’électronique de gestion moteur, pionnière mais rudimentaire, était notoirement capricieuse, sensible à la chaleur et à l’humidité. Les turbos, soumis à des régimes très élevés, avaient une fiabilité aléatoire. Surtout, le moteur était d’une jalousie maladive ; il exigeait un entretien méticuleux, des bougies et des huiles de très haute qualité, et un respect absolu des périodes de rodage et de préchauffage. Entre les mains d’un propriétaire négligent ou ignorant, il se vengeait implacablement, conduisant à des pannes coûteuses et fréquentes. La boîte de vitesses, une manuelle ZF à cinq rapports ou une automatique à trois rapports, était robuste, mais ne pouvait compenser les faiblesses du bloc. La Biturbo offrait ainsi une expérience de conduite schizophrène : une acceleration féroce et grisante lorsque tout fonctionnait, entrecoupée de périodes de calvaire mécanique.
Positionnement sur le marché et concurrence
Le positionnement de la Maserati Biturbo était, en théorie, astucieux. Elle se situait sur un créneau alors quasi inexistant : celui de la berline 2+2 compacte, haut de gamme et surmotorisée. Son prix, bien que supérieur à celui des allemandes courantes, était significativement plus bas que celui de toute autre Maserati, et même inférieur à celui d’une Porsche 911. Elle devait séduire une nouvelle clientèle, jeune, aisée et en quête de sensations fortes, qui trouvait les BMW Série 3 et Mercedes Classe C trop sages, et les Porsche trop onéreuses.
Face à la BMW 323i, la Biturbo opposait la folie turbo à la raison atmosphérique. Face à la Mercedes 190E, elle proposait l’exotisme italien face à la rigueur teutonne. Son argument massue était son statut de Maserati : le prestige du trident, le son rauque du V6 et des performances de supercar pour un prix contenu. Pendant un bref moment, la stratégie fonctionna. La presse, subjuguée par les chiffres, encensa la rocket italienne. Des acheteurs séduits par le mélange de prestige et de performance affluèrent. Mais ce positionnement reposait sur un équilibre précaire. La promesse d’une Maserati accessible cachait mal les réalités d’une voiture complexe et coûteuse à entretenir. La fiabilité défaillante devint rapidement un secret de Polichinelle. L’image de la Biturbo bascula alors de la sportive glamour à la voiture à problèmes, effrayant la clientèle conventionnelle et cantonnant ses ventes à une niche d’enthousiastes téméraires ou de joueurs invétérés.
Évolution, déclinaisons et la spirale de la complexité
Plutôt que de résoudre les problèmes fondamentaux de la Biturbo, Maserati choisit de complexifier encore son offre. La gamme explosa littéralement, dans une stratégie qui frôlait la frénésie. Le moteur V6 fut successivement porté à 2,5 litres, puis à 2,8 litres, dans des versions atmosphériques et turbo. Une berline quatre portes, le Racing, vit le jour. Puis vinrent les spider et les coupés plus extrêmes comme le 425 et le 430. Le sommet de cette diversification fut atteint avec la Biturbo E, qui introduisit une injection électronique Bosch LH-Jetronic, plus fiable, mais trop tardive pour redorer une réputation déjà entachée.
Parallèlement, la marque déclina le concept Biturbo sous d’autres noms, créant une nébuleuse complexe. La Karif était un coupé sportif épuré. La Shamal, dessinée par Marcello Gandini, était un modèle plus radical et plus puissant, doté d’un V8 biturbo. Même la mythique Quattroporte IV reprit la base et la mécanique de la Biturbo. Cette prolifération de modèles, partageant les mêmes forces et les mêmes faiblesses, eut un effet pervers. Elle dilua l’image de la Biturbo originelle et étendit la controverse sur la fiabilité à l’ensemble de la gamme Maserati des années 1980. Au lieu de consolider le succès, cette stratégie eut pour effet de noyer la marque sous une avalanche de modèles aux caractères similaires, saturant un marché déjà sceptique et alourdissant le fardeau logistique et technique pour un petit constructeur. La Biturbo était devenue un écosystème à part entière, un univers Maserati parallèle, à la fois foisonnant et fragilisé.
Héritage et postérité : de la paria à l’objet de culte
L’héritage de la Maserati Biturbo est l’un des plus paradoxaux de l’histoire automobile. De son vivant, elle fut souvent moquée, critiquée, et devint le symbole de l’ère difficile de Maserati, celle des voitures peu fiables et au design parfois douteux. Son arrêt en 1994, après plus d’une décennie de production, fut accueilli avec soulagement par de nombreux observateurs. Pourtant, avec le recul, son rôle historique apparaît aujourd’hui sous un jour nouveau.
La Biturbo, malgré tous ses défauts, a sauvé Maserati de la disparition pure et simple. En élargissant radicalement la clientèle et en générant des volumes de vente sans précédent pour la marque, elle a fourni les fonds qui ont permis sa survie jusqu’au rachat par Fiat en 1993 et la renaissance qui s’ensuivit avec la 3200 GT. Techniquement, elle a été un laboratoire. Son architecture biturbo, si problématique à l’époque, a ouvert la voie à la généralisation de la suralimentation chez Maserati et au-delà. Aujourd’hui, la Biturbo vit une seconde vie inattendue en tant qu’objet de collection. Une communauté soudée de passionnés a appris à dompter ses caprices. Les pièces les plus fragiles ont été identifiées et des solutions modernes ont été trouvées. Pour ces amateurs, la Biturbo n’est plus une voiture à problèmes, mais une sportive au caractère unique, offrant un mélange brut et authentique de sensations fortes, de design rétro et d’exclusivité. Sa cote, longtemps au plus bas, remonte progressivement. Elle est désormais appréciée pour ce qu’elle est : une voiture imparfaite, certes, mais passionnante, audacieuse et profondément attachante, le témoin d’une époque où Maserati a pris un risque colossal pour son salut.
Conclusion
La Maserati Biturbo demeure un chapitre incontournable, tumultueux et fascinant de la légende du trident. Elle fut la voiture de la contradiction absolue : à la fois sauveuse et fossoyeuse d’une image, géniale et défectueuse, adulée et honnie. Son histoire est celle d’un pari téméraire, celui de démocratiser une marque d’exception, qui a frôlé la catastrophe tout en atteignant son objectif premier : maintenir Maserati en vie. Elle a payé le prix fort de son audace, son nom restant à jamais associé à des problèmes de fiabilité qui ont éclipsé ses réelles qualités – son style classique, son intérieur cosy, et surtout, la déflagration de son V6 biturbo lorsqu’il daignait fonctionner correctement. Le temps, ce juge impartial, a opéré une forme de réhabilitation. La Biturbo n’est plus vue comme une mauvaise voiture, mais comme une voiture difficile, exigeante, qui récompense ceux qui la comprennent et la soignent. Elle incarne l’ère du « tout ou rien » chez Maserati, une période de transition douloureuse mais nécessaire, sans laquelle les modèles actuels, aussi aboutis et fiables soient-ils, n’existeraient très probablement plus. La Biturbo, dans son imperfection même, reste l’une des Maserati les plus sincères et les plus chargées d’émotion.