Citroen 2 CV 6 spécial

La Citroën 2 CV 6 Spécial incarne l’aboutissement et la fidélité à un concept automobile révolutionnaire conçu dans les années 1930. Commercialisée à partir de 1979, cette version spécifique perpétue, jusqu’à la fin de la production en 1990, l’esprit originel de la « Toute Petite Voiture » imaginée par Pierre-Jules Boulanger : une voiture accessible, robuste et d’une remorsable rationalité . Alors que la gamme 2CV s’était progressivement enrichie de modèles aux finitions plus élaborées, la 2 CV 6 Spécial représente un retour aux sources, une épure mécanique conçue pour offrir l’essentiel, sans fioritures ni compromis. Elle est la digne héritière du cahier des charges exigeant qui stipulait que la voiture devait pouvoir transporter deux paysans et cinquante kilos de pommes de terre à 60 km/h, en traversant un champ labouré sans briser un seul œuf . Dans le paysage automobile des années 1980, déjà tourné vers une certaine sophistication électronique, la 2 CV 6 Spécial faisait figure d’anachronisme vivant, un témoignage roulant d’une philosophie industrielle où la simplicité et la fonctionnalité primaient sur toute autre considération. Cette analyse se propose de retracer l’histoire, la conception, le positionnement et l’héritage de cette automobile iconique, qui ne fut pas simplement une voiture économique, mais un objet culturel et social ayant marqué plusieurs générations.

Contexte historique et genèse du modèle

La genèse de la 2 CV 6 Spécial plonge ses racines dans le projet initial de la 2CV, le TPV (Toute Petite Voiture), lancé en 1935 par Citroën sous l’égide de Michelin . L’objectif était de motoriser la France rurale avec un véhicule extrêmement économique et utilitaire. Après une longue gestation, interrompue par la Seconde Guerre mondiale pendant laquelle les prototypes furent cachés pour ne pas tomber aux mains de l’occupant, la 2CV est finalement présentée au public en 1948 . Durant plusieurs décennies, elle évolue lentement, gagnant en confort et en équipements, mais sans renier ses principes fondamentaux. Cependant, au milieu des années 1970, dans un contexte marqué par le premier choc pétrolier, Citroën décide de revenir à l’esprit le plus spartiate de la Deuche. En 1975, la marque lance la « 2CV Spécial », un modèle d’entrée de gamme au prix plancher, destiné aux jeunes ménages souhaitant accéder à l’automobile sans se ruiner . Équipée du moteur de 435 cm³, elle est littéralement dépouillée de tout élément superflu : pas de troisième custode (vitre latérale arrière), pas de cendrier, un seul pare-soleil, des roues sans enjoliveurs et un tableau de bord des plus basiques . En juillet 1979, Citroën abandonne le moteur de 435 cm³ et dote cette version basique du moteur de 602 cm³, lui conférant la dénomination « 2 CV 6 Spécial » . Cette évolution marque la fin de la 2CV 4 et fait de la Spécial le modèle d’entrée de gamme unique, une position qu’elle conservera jusqu’à l’arrêt définitif de la production en 1990. La création de la 2 CV 6 Spécial est donc la réponse de Citroën à une double exigence : perpétuer une philosophie et s’adapter à une conjoncture économique difficile en proposant la voiture la moins chère du marché.

Design et caractéristiques techniques

Sur le plan esthétique, la Citroën 2 CV 6 Spécial affiche un visage résolument sobre et fonctionnel. Elle se distingue des autres versions de la gamme par des éléments spécifiques qui trahissent sa nature économique. À son lancement, elle arbore des phares ronds, les phares rectangulaires étant réservés aux versions supérieures comme la Club . Sa capote, invariablement de couleur grise, conserve l’ancien système d’ouverture sans portique, et la lame de son pare-chocs arrière est plus fine . Les brancards de caisse sont nus, simplement habillés d’une bande autocollante noire sur les versions plus cossues . L’intérieur est le reflet d’une philosophie minimaliste poussée à son paroxysme. Le tableau de bord est équipé d’un petit compteur trapézoïdal, hérité des premiers modèles, et le volant est un simple modèle en plastique noir, plus petit que celui des autres finitions . La sellerie est en Skai à armature apparente, et l’habitacle est dépourvu de nombreux éléments de commodité : un seul pare-soleil, pas de hamac porte-objet, et des garnitures de portières des plus simples . Techniquement, la 2 CV 6 Spécial repose sur l’ultime évolution de la plateforme éprouvée de la 2CV. Son moteur est le bicylindre à plat refroidi par air de 602 cm³, développant une puissance de 29 chevaux à 5750 tr/min . Cette motorisation, couplée à une boîte de vitesses manuelle à quatre rapports, dont une première vitesse ultra-courte qualifiée de « supercrawling gear » pour se sortir des situations délicates, lui confère des performances modestes mais suffisantes, avec un 0 à 100 km/h avoisinant les 25 secondes et une vitesse maximale d’environ 110 km/h . La suspension, chef-d’œuvre d’ingénierie, reste inchangée : un système interconnecté à bras tirés et ressorts hélicoïdaux horizontaux, offrant un débattement exceptionnel et un confort de roulement inégalé pour une voiture de ce prix, parfaitement en accord avec l’objectif de ne pas casser les œufs sur un chemin chaotique . En juillet 1981, la 2 CV 6 Spécial adopte les freins à disque à l’avant, une modernisation significative de son système de freinage .

Positionnement sur le marché et réception

Le positionnement de la Citroën 2 CV 6 Spécial sur le marché automobile des années 1980 était aussi clair que radical : elle était la voiture neuve la moins chère et la plus simple que l’on puisse acheter. Face à une concurrence de plus en plus technologique et standardisée, la 2CV assumait pleinement son statut d’anticonformiste. Au sein même de la gamme Citroën, la Spécial occupait le bas de l’échelle, en dessous des versions Club et Charleston, qui jouaient sur un registre plus « lifestyle » avec leurs intérieurs plus travaillés, leurs chromes et leurs peintures bicolores . La Spécial, elle, était la voiture du nécessaire, celle que l’on achetait non par passion ou pour son statut social, mais pour sa fonction utilitaire première : se déplacer à moindre coût. Elle trouvait son public parmi les jeunes, les étudiants, les budgets modestes, mais aussi auprès d’une clientèle rurale ou agricole qui appréciait sa robustesse et sa simplicité de maintenance. Curieusement, alors que la voiture était conçue pour être basique, elle a fini, surtout vers la fin de sa carrière, par incarner un certain art de vivre et une forme de nostalgie, devenant un objet culte pour une nouvelle génération d’amateurs . La réception de la 2CV dans son ensemble fut, à ses débuts en 1948, mitigée, certains journalistes la trouvant laide et rudimentaire, mais le public, lui, l’avait immédiatement adoptée, créant des listes d’attente interminables . Des décennies plus tard, la 2 CV 6 Spécial, en tant que gardienne de l’orthodoxie initiale, a bénéficié de cette aura et a été perçue comme la plus « authentique » des 2CV. Une version encore plus économe, la « 2 CV 6 Spécial E » (pour « Embrayage centrifuge »), fut même proposée entre 1981 et 1983, visant à réduire la consommation de carburant en permettant de démarrer en deuxième vitesse, mais son succès commercial fut limité et sa carrière éphémère .

Performances, confort et expérience de conduite

Au volant de la Citroën 2 CV 6 Spécial, l’expérience de conduite est unique et ne peut être jugée à l’aune des standards automobiles conventionnels. Ses performances, bien que très modestes en regard des voitures de son époque, sont parfaitement adaptées à sa philosophie. Le bicylindre de 602 cm³, bien que plus puissant que les premiers moteurs de 375 cm³, ne développe que 29 chevaux, ce qui se traduit par des reprises très progressives et une accélération qui peut être qualifiée de contemplative . Le moteur est bruyant, mais son ronronnement caractéristique fait partie de son charme. La conduite requiert une certaine anticipation, notamment pour les dépassements. En revanche, c’est dans sa tenue de route si particulière que la 2CV révèle toute son ingéniosité. Sa suspension à grande course, interconnectée entre les essieux, lui permet d’absorber les irrégularités de la chaussée avec une efficacité remarquable, offrant un confort de roulement que peu de voitures modernes peuvent égaler sur les routes dégradées. La voiture « roule sur un nuage », mais elle est également connue pour ses roulis importants dans les virages, un comportement qui nécessite une acclimatation de la part du conducteur. L’habitacle, spartiate, est aussi un lieu de grande simplicité fonctionnelle. Le bruit du vent et du moteur y est présent, rappelant constamment la nature économique du véhicule. Pourtant, cette austérité assumée confère une sensation de liberté et de connexion avec l’environnement, renforcée par la possibilité de replier entièrement la capote en toile, transformant la voiture en quasi-cabriolet . La position de conduite est droite et les commandes, d’une simplicité enfantine, sont toutes directement accessibles. En résumé, conduire une 2 CV 6 Spécial n’est pas une question de performance ou de luxe, mais une expérience sensorielle et mécanique pure, qui rappelle les fondamentaux de l’automobile : le plaisir simple du déplacement.

Héritage et postérité du modèle

L’héritage laissé par la Citroën 2 CV 6 Spécial est considérable, tant sur le plan technique que culturel. Produite jusqu’au bout au Portugal, jusqu’en juillet 1990, elle fut la dernière 2CV « de base » et clôtura ainsi un chapitre unique de l’histoire automobile, avec une production totale de plus de 5,1 millions d’exemplaires toutes versions confondues . Techniquement, elle a démontré qu’il était possible de conceire une voiture fiable, économique et polyvalente en suivant un principe de rationalité extrême, sans céder aux sirènes de l’obsolescence programmée ou de la complexité superflue. Son moteur boxer aircooled, sa suspension ingénieuse et sa structure légère sont encore aujourd’hui étudiées et admirées par les ingénieurs et les passionnés. Culturellement, la 2CV en général, et la Spécial en particulier, sont devenues bien plus qu’une voiture : un symbole de liberté, de non-conformisme et de simplicité volontaire. Elle a incarné les aspirations de toute une génération durant les Trente Glorieuses, puis est devenue un objet de collection et d’affection, fédérant une communauté de passionnés à travers le monde . Dans le marché des collectionneurs, les 2 CV 6 Spécial en bon état sont aujourd’hui très recherchées, non pour leur valeur marchande initiale qui était très faible, mais pour leur authenticité. Une 2 CV 6 Spécial de 1986 en bon état peut ainsi se négocier aux alentours de 10 000 euros, une valeur qui n’a cessé de croître, témoignant de son statut d’icône intemporelle . La « Deudeuche » a su traverser les époques sans prendre une ride, passant du statut de voiture du peuple à celui de monument du patrimoine automobile, célébrée pour son intelligence conceptuelle et la place unique qu’elle a occupée dans la société française et au-delà.

Conclusion

En définitive, la Citroën 2 CV 6 Spécial représente l’expression la plus pure et la plus aboutie d’un concept visionnaire né dans l’esprit de Pierre-Jules Boulanger. Tout au long de sa carrière, elle est restée fidèle à son ADN : l’économie de moyens, la robustesse et une simplicité mécanique élevée au rang d’art. Dans un monde automobile en perpétuelle recherche de complexité et de nouveauté, elle a courageusement assumé son identité minimaliste, offrant une alternative sincère et durable. Bien plus qu’un simple moyen de transport, elle fut un outil d’émancipation sociale, un témoin de son temps et, finalement, un objet de patrimoine dont la valeur sentimentale et historique dépasse largement sa valeur marchande initiale. Son héritage perdure aujourd’hui à travers les nombreux clubs d’amateurs qui entretiennent sa mémoire et à travers l’admiration qu’elle continue de susciter pour « l’intelligence application du minimalisme » dont elle a fait preuve. La 2 CV 6 Spécial ne fut pas une voiture parfaite, mais elle fut, et reste, une voiture profondément honnête, conçue avec une remarquable cohérence pour remplir une mission précise avec une efficacité inégalée. À ce titre, elle mérite amplement sa place au panthéon des automobiles ayant marqué l’histoire, non par la puissance ou le luxe, mais par l’ingéniosité et l’humanité de sa conception.