Dans l’histoire automobile, certains modèles transcendent leur statut de simple produit pour incarner l’essence même d’une marque. La Jaguar XJ est de ceux-là. Présentée en 1968 et produite jusqu’en 2019, elle n’a jamais été qu’une berline parmi d’autres ; elle fut, pendant plus de cinq décennies, la colonne vertébrale de Jaguar, son modèle phare, le dépositaire de son héritage et le reflet de son évolution. Conçue comme la synthèse ultime du savoir-faire de la marque, elle devait incarner le summum du confort, du silence de roulement et des performances dans un habitacle raffiné. Son histoire, tumultueuse et passionnante, épouse les soubresauts de son constructeur, traversant les crises pétrolières, les changements de propriétaires et les révolutions techniques. Cette analyse se propose de retracer le parcours de cette automobile d’exception à travers six chapitres, explorant sa genèse visionnaire, ses évolutions stylistiques et techniques, son positionnement face à une concurrence redoutable, et finalement, l’héritage complexe qu’elle laisse derrière elle.
La genèse visionnaire de Sir William Lyons
La naissance de la Jaguar XJ est intimement liée à la vision et à l’obstination d’un seul homme : Sir William Lyons, le fondateur de Jaguar. Au milieu des années 1960, la gamme Jaguar, bien que prestigieuse, était devenue complexe et quelque peu désuète. Elle reposait sur plusieurs berlines – les S-Type, 420 et MK X – qui partageaient une architecture et un style dérivés de modèles plus anciens. Lyons, alors proche de la retraite, percevait la nécessité de rationaliser et de moderniser l’offre. Son ambition était de créer une berline unique, la « voiture parfaite » selon ses propres termes, qui synthétiserait toutes les qualités des Jaguar en un seul modèle abouti. La XJ, pour « eXperimental Jaguar », naquit de cette ambition.
Le cahier des charges était exigeant. La nouvelle berline devait allier la sportivité des modèles les plus compacts aux dimensions et au confort de la grande MK X, le tout dans un design résolument moderne et aérodynamique. Lyons lui-même, bien qu’ayant officiellement cédé la direction du styling, supervisa personnellement les moindres détails de la ligne. Le résultat, dévoilé en 1968, fut un chef-d’œuvre d’équilibre et d’élégance sous contrainte. La XJ Series 1 affichait une silhouette basse et fuselée, bien plus cohérente et moderne que celle de la MK X qu’elle remplaçait de facto. Sa face avant, avec ses phares doubles sous une vitrine unique, était à la fois imposante et racée. La XJ n’était pas une révolution technique, mais une synthèse brillante. Elle reprenait le moteur XK éprouvé et les suspensions indépendantes sophistiquées, le tout intégré dans une nouvelle carrosserie au empattement raccourci, lui conférant une agilité inédite pour une berline de ce standing. C’était la dernière Jaguar entièrement conçue sous l’égide de son fondateur, et elle portait en elle l’ADN pur de la marque.
L’évolution stylistique et technique à travers les générations
L’histoire de la XJ est marquée par une succession de séries et de générations qui, tout en conservant son essence, ont fait évoluer son caractère. La Series 1 (1968-1973) posa les bases. D’abord proposée en berline, elle fut rapidement déclinée en un coupé d’une pureté ligne remarquable. La Series 2 (1973-1979) apporta des modifications esthétiques mineures, comme une calandre plus large, mais fut surtout marquée par l’introduction du moteur V12, un bloc d’une douceur et d’une souplesse exceptionnelles, faisant de la XJ12 la berline de série la plus rapide du monde à son époque. Cette période vit également Jaguar affronter les tumultes des chocs pétroliers et les difficultés de British Leyland, avec une impact notable sur la qualité de finition.
La Series 3 (1979-1987) constitua un tournant esthétique majeur. Confiée au carrossier Pininfarina, sa refonte se concentra sur l’arrière, gagnant en modernité avec un pavillon plus fuyant et une lunette arrière plus large, tout en préservant l’identité de la voiture. Cette longévité exceptionnelle – la base de la caisse datait de 1968 – témoignait de la justesse du concept originel. Le vrai renouveau intervint avec la XJ40 (1986-1994). Débarrassée des héritages stylistiques de Lyons, elle présentait un intérieur et un tableau de bord radicalement modernes, avec des instruments numériques et une planche de bord carrée. Techniquement, elle introduisit un nouveau moteur six cylindres pour remplacer l’antique XK, mais conserva le V12. Malgré des débuts difficiles sur le plan de la fiabilité, la XJ40 permit à la XJ d’entrer dans l’ère moderne.
Les générations suivantes, la X300/X308 (1994-2003), marquèrent un retour à un style plus classique, avec des phares ronds qui rappelaient la Series 3, et l’introduction des moteurs V8, d’abord conçus par Ford, puis spécifiquement développés pour Jaguar. Enfin, la dernière génération, la X351 (2009-2019), opéra une rupture totale. Son design, audacieux et controversé, rompait avec la ligne longue et basse des modèles précédents pour une silhouette au toit surbaissé et aux vitres latérales très étroites, s’inspirant du coupé. Cette XJ, construite entièrement en aluminium, était la plus légère, la plus technologique et la plus performante de toutes, incarnant une vision résolument avant-gardiste du luxe automobile.
L’ADN Jaguar : confort, performance et raffinement
À travers toutes ses évolutions, la Jaguar XJ a toujours maintenu un équilibre de conduite qui définissait son ADN et la distinguait de ses concurrentes. Cet ADN reposait sur trois piliers fondamentaux : le confort, la performance et le raffinement. Le confort de la XJ n’était pas celui, un peu mou, de certaines limousines. Il était actif, sophistiqué, fondé sur une suspension qui absorbait les imperfections avec un aplomb remarquable tout en maintenant la voiture parfaitement stable et maîtrisée dans les virages. Cette magie, souvent qualifiée de « confort sportif », était la signature de Jaguar. La voiture flottait sur les lignes droites sans jamais se transformer en bâteau dans les séries de virages.
La performance était le deuxième pilier. Qu’il s’agisse du robuste six-cylindres XK, du soyeux V12 ou des puissants V8 des générations ultérieures, la XJ a toujours offert des reprises vigoureuses et une vitesse de pointe élevée. Elle était une berline discrète mais capable de performances de GT, un héritage direct des origines sportives de la marque. Enfin, le raffinement constituait le troisième pilier. L’habitacle était un sanctuaire, isolé des bruits extérieurs, où le conducteur et les passagers baignaient dans une atmosphère feutrée. Les matériaux – cuir, bois de racine de noyer, tapis épais – étaient choisis avec soin pour créer une sensation de luxe chaleureux et traditionnel, très « club londonien ». Conduire une XJ, surtout sur de longues distances, était une expérience unique, à la fois relaxante et stimulante, qui créait un lien fort entre l’automobile et son propriétaire.
Positionnement et concurrence : entre tradition et modernité
Le positionnement de la Jaguar XJ sur le marché des berlines de luxe a toujours été singulier, la situant dans un entre-deux à la fois délicat et porteur. Sa cible naturelle n’était pas tout à fait la même que celle de la Rolls-Royce ou de la Bentley, trop exclusives et onéreuses. En revanche, elle se situait résolument au-dessus des berlines allemandes de grande série comme les Mercedes Classe S et BMW Série 7, du moins dans l’esprit. Sa principale rivale historique fut sans doute la Mercedes-Benz Classe S. Face à la rigueur technique, la perfection perçue et la froideur teutonne de la Mercedes, la Jaguar opposait son élégance sensuelle, son caractère sportif et son ambiance intérieure chaleureuse. Elle séduisait ceux qui trouvaient les allemandes trop impersonnelles, trop communes.
Face à la BMW Série 7, plus anguleuse et agressive, la XJ jouait la carte du classicisme et du raffinement. Elle attirait une clientèle plus discrète, souvent plus âgée et fidèle à la marque, appréciant son côté « gentleman driver ». Ce positionnement sur l’émotion et le style fut à la fois sa force et sa faiblesse. Il lui permit de cultiver une image unique et désirable, mais la rendit également vulnérable. Les problèmes de fiabilité récurrents, particulièrement durant les périodes British Leyland et les débuts de Ford, entachèrent sa réputation face à la solidité proverbiale de ses rivales allemandes. De plus, son style de plus en plus conservateur au fil des générations, jusqu’en 2009, la cantonnait à un marché de niche, celui des puristes et des connaisseurs, limitant son volume de ventes. La XJ était une alternative passionnante, mais rarement un choix rationnel.
Les défis : fiabilité, changements de propriétaire et image
Le parcours de la Jaguar XJ n’a pas été un long fleuve tranquille. Il fut jalonné de défis majeurs qui menacèrent à plusieurs reprises son existence même. Le défi le plus persistant fut sans conteste celui de la fiabilité. Les premières XJ, bien que magnifiques à conduire, pouvaient se révéler capricieuses sur le plan mécanique et surtout électrique. L’électronique de la XJ40, pionnière mais fragile, est restée tristement célèbre. Ces problèmes étaient souvent le reflet des difficultés structurelles de son constructeur. L’intégration dans British Leyland, puis le rachat par Ford en 1989, et enfin la reprise par Tata Motors en 2008, créèrent une instabilité qui eut un impact direct sur la qualité et la cohérence du produit.
Sous l’ère Ford, des progrès significatifs furent accomplis en matière de rigueur industrielle et de fiabilité, notamment avec les générations X300 et X308. Les moteurs V8 et les boîtes automatiques ZF apportèrent une robustesse et un raffinement nouveaux. Pourtant, l’image de marque peinait à se moderniser. La XJ était perçue comme la voiture de l’establishment britannique, un peu vieillissante, et peinait à attirer une clientèle plus jeune face au dynamisme renouvelé de BMW et Audi. Le dernier défi, et non des moindres, fut celui de son image. Alors que ses concurrentes affichaient un design de plus en plus audacieux et technologique, la XJ, jusqu’en 2009, restait fidèle à un style classique, voire conservateur. Cette fidélité à son héritage était appréciée par sa clientèle traditionnelle, mais risquait de la marginaliser. Le pari de la dernière génération, radicalement moderne, fut une tentative courageuse de briser cette image, avec un succès mitigé auprès du public.
Héritage et postérité d’une icône
L’arrêt de la production de la Jaguar XJ en 2019 a signé la fin d’une lignée ininterrompue de cinquante et un ans, un record dans l’industrie automobile pour un modèle de ce type. Son héritage est immense et complexe. La XJ fut, pendant cinq décennies, le gardien des valeurs fondamentales de Jaguar. Elle a prouvé qu’une berline de luxe pouvait être autre chose qu’un simple moyen de transport prestigieux ; elle pouvait être une source de plaisir et d’émotion pour son conducteur. Son équilibre de conduite, ce mélange unique de confort magique et d’agilité sportive, reste une référence absolue, souvent imitée, rarement égalée.
Sa postérité immédiate est incertaine. Jaguar ayant annoncé sa reconversion en marque 100 % électrique et ultra-luxe, le nom XJ devait initialement renaître sur une berline électrique. Le projet, pourtant quasiment abouti, fut finalement annulé, signant peut-être la fin définitive de la lignée. Cette décision est symbolique des tensions que porte la marque : comment concilier un héritage aussi fort avec un avenir radicalement nouveau ? La future gamme Jaguar devra, d’une manière ou d’une autre, intégrer l’esprit de la XJ : cette recherche de l’équilibre parfait, ce raffinement et cette sensation de qualité qui faisaient de chaque trajet un événement. La XJ laisse derrière elle le souvenir d’une des plus grandes berlines de l’histoire, une automobile de caractère qui a su, jusqu’au bout, défendre une certaine idée de l’élégance et du plaisir automobile, face à l’uniformisation croissante du secteur. Elle demeure l’incarnation ultime de la « grace, space and pace » chère à Sir William Lyons.
Conclusion
La Jaguar XJ est bien plus qu’une simple automobile ; elle est un chapitre essentiel de l’histoire de Jaguar et de l’industrie automobile britannique. Née de la vision d’un homme, elle a traversé les époques en s’adaptant, non sans difficultés, mais en préservant jalousement son âme. Son parcours reflète les combats d’une marque tiraillée entre sa glorieuse tradition et les impératifs du monde moderne. Si elle n’a jamais réellement menacé la domination commerciale de ses rivales allemandes, elle a construit une légende et une fidélité qui lui sont propres. Elle a offert à ses propriétaires une expérience de conduite unique, alliant le calme d’un salon au fauteuil club à l’excitation d’une mécanique vivante et performante. En disparaissant, elle emporte avec elle une certaine idée du luxe automobile, fait de discrétion, d’élégance intemporelle et de sensations pures. La Jaguar XJ restera comme le chef-d’œuvre de Sir William Lyons et le modèle qui, plus que tout autre, a porté l’essence de Jaguar pendant un demi-siècle.