Dans le panthéon automobile britannique, Jaguar occupe une place à part, synonyme d’élégance, de performance et d’un certain art de vivre. Si des modèles comme la E-Type ou les XK120 sont entrés dans la légende, d’autres, tout aussi remarquables, jouent les seconds rôles dans l’histoire de la marque. La Jaguar 420G est de celles-là. Présentée en 1961 et produite jusqu’en 1968, elle représente l’apogée et le chant du cygne des grandes berlines de luxe Jaguar à l’architecture d’avant-guerre. Héritière directe de la MK X, elle-même évolution de la légendaire Jaguar MK IX, la 420G incarne la quintessence du savoir-faire de Coventry dans le domaine des voitures de prestige : spacieuse, puissante, confortable et dotée d’une présence incontestable. Pourtant, elle naît et évolue dans une période de transition, où les goûts des clients et les impératifs techniques évoluent rapidement. Cette analyse se propose de décortiquer les multiples facettes de cette automobile méconnue, en six chapitres distincts, pour comprendre sa genèse, sa place sur le marché, ses caractéristiques techniques, son accueil par la critique et le public, et finalement, l’héritage qu’elle a laissé.
Contexte historique et genèse de la 420G
Pour appréhender la Jaguar 420G, il est impératif de la replacer dans son contexte. Au début des années 1960, Jaguar est au sommet de sa gloire. Le lancement fracassant de la E-Type en 1961 a électrisé le monde automobile. Cependant, le cœur de gamme et la source de revenus de la marque reposent encore largement sur ses berlines de luxe, dont la clientèle est composée de notables, de professionnels aisés et d’aristocrates appréciant le mélange unique de confort et de performances vives.
La 420G n’est pas une création ex nihilo. Elle est l’aboutissement d’une lignée remontant à la Jaguar MK VII de 1950. En 1961, Jaguar lance la MK X (appelée 420G aux États-Unis dès le début pour des raisons de marketing), une voiture radicalement nouvelle par son style et sa technique. Elle est la première Jaguar à adopter une carrosserie monocoque et une suspension indépendante à l’avant comme à l’arrière, une première pour une berline de grand luxe britannique. Son design, œuvre de Sir William Lyons, est majestueux, avec une calandre large et basse, une ligne de toit fuyante et des proportions imposantes.
La 420G, présentée en octobre 1966, est une évolution de cette MK X. Son nom est choisi pour l’aligner sur la nouvelle nomenclature de la marque, avec les S-Type et 420. La lettre « G » signifierait « Grand », confirmant son statut de vaisseau amiral. Les modifications par rapport à la MK X sont esthétiques et mécaniques. Elle hérite de la face avant de la Jaguar 420 (elle-même dérivée de la S-Type), avec des phares simples et une calandre plus fine et plus verticale, lui conférant un air plus moderne et moins massif. Des feux arrière redessinés et un habillage chromé révisé complètent le restylage. La 420G est donc la version ultime et la plus aboutie de la grande berline lancée avec la MK X, conçue pour prolonger la carrière commerciale du modèle face à une concurrence de plus en plus vive.
Design et architecture : la tradition du grand tourisme britannique
Le design de la Jaguar 420G est une parfaite illustration du talent de Sir William Lyons, souvent décrit comme un « styliste-né ». Sa philosophie était simple : « La voiture doit avoir de la présence ». La 420G en possède à revendre. Mesurant près de 5,10 mètres de long et 1,84 mètre de large, elle impose le respect. Sa ligne est un chef-d’œuvre d’équilibre entre la massivité requise pour une voiture de ce standing et une élégance fluide.
La face avant, empruntée à la 420, marque une nette évolution. Elle abandonne les doubles phares de la MK X pour des projecteurs simples et ronds, intégrés dans une calandre plus étroite et plus haute, surmontée du traditionnel mascot « Jaguar » bondissant. Cette modification lui donne un regard plus perçant et moins « empâté ». Le profil reste fidèle à celui de la MK X, avec une ligne de ceinture basse, une vitrage généreux et un toit légèrement fastback. La jupe latérale est ornée d’un épais moulage chromé qui souligne la longueur du véhicule. À l’arrière, les nouveaux feux regroupent les clignotants, les feux de position et les feux stop dans une unité verticale plus moderne.
L’architecture technique est tout aussi importante. La carrosserie monocoque était un choix audacieux pour une voiture de cette taille et de ce poids (plus de 1,8 tonne). Elle offrait une meilleure rigidité et un gain de place intérieur comparé à une structure séparée. La suspension indépendante aux quatre roues, avec ses triangles superposés à l’avant et ses bras transversaux à l’arrière, était extrêmement sophistiquée pour l’époque et promettait un confort de roulement et une tenue de route exceptionnels.
L’intérieur est un sanctuaire de cuir, de bois et de moquette épaisse. L’habitacle, spacieux et convivial, peut accueillir six personnes dans les versions à banquette avant, ou cinq dans les configurations avec sièges individuels. La planche de bord, en noyer ciré, abrite une instrumentation complète et des commandes soigneusement disposées. Tout respire la qualité, la tradition et le luxe discret propre aux grands constructeurs britanniques.
La technique au service du confort et de la performance
La Jaguar 420G ne se contente pas d’être un palace roulant ; elle est aussi une GT performante, fidèle à la réputation de la marque. Son cœur mécanique est le fameux moteur Jaguar XK, un six-cylindres en ligne de 4,2 litres. Héritier direct des blocs ayant propulsé les voitures de course et de route de la marque depuis 1948, ce moteur est un chef-d’œuvre de robustesse et de finesse.
Dans la 420G, il développe 245 chevaux (DIN) dans sa version ultime avec double carburateur SU, ce qui est une puissance considérable pour l’époque. Ce moteur, couplé à une boîte de vitesses manuelle à 4 rapports (une automatique Borg-Warner à 3 rapports étant en option très prisée), lui permet d’afficher des performances remarquables : un 0 à 100 km/h avalé en un peu moins de 10 secondes et une vitesse de pointe frôlant les 200 km/h. Ces chiffres la placent dans la cour des grands de l’époque.
Mais la véritable prouesse réside dans la manière dont cette performance est délivrée. Le moteur XK est remarquablement souple et silencieux. Il procure d’énormes réserves de couple, permettant des reprises vigoureuses sans avoir à abaisser les rapports. Le comportement routier est dicté par la suspension indépendante. La 420G avale les imperfections de la chaussée avec un aplomb remarquable, offrant un confort dit « à l’anglaise », moelleux et enveloppant. En virage, elle reste stable et prévisible, bien que son poids et sa direction à crémaillère non assistée (l’assistance était optionnelle) demandent une certaine anticipation. Les freins à disques sur les quatre roues, une autre spécialité Jaguar, offrent une puissance de freinage à la hauteur des performances.
Positionnement sur le marché et concurrence
Dans le paysage automobile du milieu des années 1960, la Jaguar 420G occupait une niche très particulière. Son prix, bien que compétitif pour ce qu’elle offrait, la plaçait dans le haut de gamme. Elle n’était pas directement en concurrence avec les Rolls-Royce et Bentley, plus chères et au positionnement encore plus exclusif, mais elle les frôlait par son encombrement et son prestige.
Sa cible naturelle était la clientèle des grandes berlines européennes de luxe et de performance. Ses rivales directes étaient notamment :
- La Mercedes-Benz 300 SEL 3.5 : Plus moderne techniquement, avec son moteur V8 et une finition irréprochable, elle représentait la rigueur et le luxe allemand.
- La Rover 3-Litre : Plus conservatrice, mais très réputée pour sa solidité et son confort, c’était une valeur sûre de l’automobile britannique.
- Les limousines Peugeot 604 et Citroën DS : En France, la DS offrait un confort et une modernité inégalés, mais avec des performances moindres.
- Les américaines comme la Lincoln Continental : Plus grandes, plus lourdes et dotées de V8, elles proposaient un autre type de confort, plus « flottant ».
Le pari de Jaguar était d’offrir un produit unique : une voiture aussi spacieuse et confortable qu’une limousine, mais avec l’agrément de conduite et les performances d’une GT. Ce mélange de qualités était son principal argument face à une concurrence souvent plus spécialisée. Cependant, son style, encore ancré dans les années 1950, et sa consommation élevée d’essence commençaient à être perçus comme des handicaps face à des designs plus modernes et dans un contexte où le coût du carburant devenait une préoccupation.
Accueil critique et commercial : un succès en demi-teinte
L’accueil de la presse automobile spécialisée lors du lancement de la 420G fut globalement très positif. Les journalistes saluèrent unanimement ses performances, son raffinement et son confort. La souplesse du moteur 4,2 litres et la qualité de sa suspension furent particulièrement louées. On la décrivait comme une voiture capable de parcourir de longues distances à haute vitesse dans un silence et un bien-être quasi absolus, une « grande routière » dans la plus pure tradition européenne.
Cependant, quelques réserves furent émises. Certains trouvaient la direction trop lourde en manœuvre à basse vitesse (sans assistance), et d’autres pointaient du doigt la fiabilité parfois capricieuse de certains équipements électriques, un point faible récurrent de Jaguar à cette époque. L’espace de chargement du coffre, bien que vaste, était entravé par la présence des réservoirs de carburant sur les côtés.
Sur le plan commercial, la 420G ne fut jamais un grand succès en termes de volumes. Produite à seulement 10 236 exemplaires entre 1961 (en comptant les MK X) et 1968, ses ventes furent modestes. Plusieurs facteurs expliquent ce semi-échec :
- Le prix : C’était une voiture chère à l’achat et à l’entretien.
- La taille : Ses dimensions imposantes la rendaient peu adaptée à la circulation urbaine, notamment en Europe.
- La concurrence : Le marché se resserrait face à des alternatives plus modernes.
- Le changement de goût : Le public commençait à se tourner vers des berlines plus compactes et plus sportives, comme la Jaguar XJ6, qui allait d’ailleurs remplacer la 420G et révolutionner la gamme en 1968.
Aux États-Unis, un marché crucial pour Jaguar, la 420G (vendue sous ce nom dès le début) trouva un meilleur écho grâce à son style et ses performances, mieux adaptés aux longues routes américaines.
Héritage et postérité : le chant du cygne d’une lignée
La Jaguar 420G est aujourd’hui considérée comme le dernier représentant d’une ère. Elle fut la dernière grande berline Jaguar à moteur avant et à propulsion arrière conçue sous l’égide directe de Sir William Lyons. Son remplacement par la Jaguar XJ6 en 1968 marqua un tournant fondamental. La XJ, plus compacte, plus moderne et mieux finie, reprenait et améliorait toutes les qualités de la 420G dans un package plus cohérent et mieux adapté à son temps.
En cela, la 420G joua un rôle crucial de « banc d’essai » et de transition. Les leçons apprises avec la monocoque et la suspension indépendante de la MK X/420G furent capitales pour le développement de la XJ, qui deviendra l’un des plus grands succès de la marque.
Aujourd’hui, la 420G est une voiture de collection appréciée des amateurs. Elle est moins cotée et moins médiatique que la E-Type, mais elle jouit d’une cote stable et d’un cercle de passionnés fidèles. Sa présence, son confort et son caractère unique sont ses principaux atouts. Elle incarne un certain âge d’or de l’automobile britannique, où le luxe n’était pas synonyme d’ostentation, mais d’un mélange subtil d’élégance, de performance et d’artisanat. Restaurer et entretenir une 420G demande un engagement certain, mais elle offre en retour une expérience de conduite authentique et majestueuse, celle d’une époque révolue où le voyage comptait autant que la destination.
Conclusion
La Jaguar 420G est une automobile complexe et fascinante. Elle est à la fois l’apogée d’une longue lignée de berlines de prestige et un modèle déjà anachronique à la fin de sa carrière. Dans son imposante carrosserie et sous son capot, elle concentrait le meilleur du savoir-faire de Jaguar : un design majestueux, un intérieur somptueux, un moteur légendaire et un comportement routier à mi-chemin entre le confort d’une limousine et l’agrément d’une GT.
Si elle n’a pas rencontré le succès commercial escompté, victime de son époque et d’une concurrence en pleine mutation, son importance historique est indéniable. Elle fut le dernier grand coup de crayon de Sir William Lyons dans le segment des grandes berlines et le chaînon manquant essentiel qui permit la naissance de la légendaire Jaguar XJ. La 420G mérite donc d’être remembered non pas comme un échec, mais comme un digne représentant d’une certaine idée du luxe automobile, un chant du cygne élégant et puissant pour une génération de voitures qui, aujourd’hui, nous semblent venir d’un autre monde. Elle reste, pour les connaisseurs, l’une des plus belles et des plus charismatiques Jaguar de l’après-guerre.