Dans le panthéon automobile, certaines créations transcendent leur fonction utilitaire pour incarner une philosophie, une époque, ou un idéal. La Bentley Brooklands, produite en série limitée entre 2008 et 2011, appartient à cette catégorie d’automobiles à part. Bien plus qu’une simple déclinaison de l’Arnage, dont elle partageait l’ossature, la Brooklands se présentait comme un acte de foi, une affirmation puissante et sans compromis des valeurs originelles de Bentley face à la modernité galopante. Elle surgissait comme le dernier rempart d’une certaine idée du luxe automobile, celui de la démesure, de la tradition et de la puissance atmosphérique. À une époque où les considérations environnementales et l’électronique commençaient à dominer l’industrie, la Brooklands affichait un caractère résolument rétrograde, presque anachronique, et c’était précisément là toute sa superbe. Cette analyse se propose de plonger au cœur de ce véhicule d’exception, en explorant son héritage prestigieux, son architecture et son design empreints de classicisme, son intérieur somptueux, sa mécanique titanesque, son positionnement unique sur le marché, et l’essence même de son statut d’ultime expression d’un âge révolu.
L’héritage et la genèse d’un testament automobile
Le nom « Brooklands » n’a pas été choisi au hasard. Il est un hommage appuyé au circuit britannique mythique, berceau de la vitesse et théâtre des premiers triomphes de Bentley dans les années 1920. En baptisant ainsi ce modèle, la marque à la lettre B ailée établissait un lien direct avec son âge d’or, celui des « Bentley Boys » et de leur insouciance héroïque. La genèse de la Brooklands moderne s’inscrit dans le sillage de l’Arnage, elle-même héritière des Bentley Turbo R des années 1990. Alors que l’Arnage évoluait et s’adaptait, accueillant même un moteur V8 BMW avant de revenir au V8 Rolls-Royce traditionnel, la Brooklands fut conçue comme une version plus radicale, plus pure et plus exclusive. Elle fut présentée comme le coupé ultime, le modèle le plus puissant et le plus luxueux jamais produit par Bentley depuis la mythique Continental R des années 1990. Sa production fut délibérément limitée à cinq cent cinquante exemplaires, un chiffre qui soulignait son caractère de collector et d’objet de connoisseurs. La Brooklands n’était pas destinée à conquérir un large marché, mais à célébrer et à perpétuer, une dernière fois, l’esprit d’une Bentley d’avant l’ère électronique. Elle était le testament d’une philosophie qui allait irrémédiablement s’éteindre avec elle, un dernier éclat d’une flamme vouée à être remplacée par la froide efficacité des moteurs W12 et des technologies hybrides.
Le design, une architecture de puissance et de présence
La Bentley Brooklands imposait le respect par sa seule stature. Son design était une magistrale leçon de présence et d’autorité. Contrairement aux lignes fluides et organiques de la Continental GT de la même époque, la Brooklands affichait une silhouette anguleuse, massive et profondément ancrée dans le sol. Sa carrosserie de coupé deux portes reposait sur un empattement long, conférant une élégance formelle et une promesse de confort inébranlable. Chaque ligne était droite, chaque surface plane, dans un style que l’on pourrait qualifier de « rétro-moderne », évoquant les grands coupés de luxe des années 1980 et 1990, mais avec une modernisation discrète. La face avant était dominée par la calandre ovale chromée, plus large et plus affirmée que jamais, flanquée de quatre phares ronds, un héritage direct des modèles historiques. Ces phares, derrière leurs verres légèrement teintés, semblaient scruter la route avec une intensité sérieuse.
Le profil était peut-être l’angle le plus révélateur de son caractère. Les portes, longues et lourdes, s’ouvraient sur un habitacle vaste, et la ligne de toit fuyante, le « fastback », plongeait avec détermination vers un arrière massif et court. Cette forme, complexe à réaliser, était un défi technique et esthétique qui contribuait grandement à son identité unique. Les ailes étaient généreusement galbées, abritant des jantes de vingt pouces au design classique, qui laissaient entrevoir des étriers de frein peints en rouge vif, un indice discret de ses capacités dynamiques. L’arrière, enfin, était sobre et puissant, avec des feux verticaux et un large becquet intégré. La Brooklands ne cherchait pas à être aérodynamique au sens moderne du terme ; elle cherchait à être imposante. Elle ne fuyait pas l’air, elle le fendait avec une autorité souveraine, affichant un coefficient de traînée qui était le cadet de ses soucis. Sa beauté résidait dans son absence de compromis, dans son affirmation sans complexe d’une esthétique de la puissance et du luxe discret.
L’habitacle, un salon club sur roues
Pénétrer dans l’habitacle de la Bentley Brooklands, c’était faire un voyage dans le temps, un retour à une époque où le luxe automobile se mesurait à la qualité des matériaux et au savoir-faire artisanal, bien avant l’invasion des écrans tactiles. L’espace était organisé autour d’une philosophie de salon club britannique, chaleureux, intime et résolument tourné vers ses occupants. La tradition du « wood and leather » y était poussée à son paroxysme. Les sièges, d’un confort prodigieux, étaient recouverts de cuir Connolly grainé, un cuir épais et parfumé, capitonné selon les méthodes traditionnelles. Le volant massif, gainé du même cuir, transmit une sensation immédiate de substantialité et de contrôle.
La planche de bord était une œuvre d’art à elle seule. Recouverte de placages de bois précieux, vernis jusqu’à obtenir un miroir parfait, elle abritait des cadrans analogiques blancs à la lisibilité parfaite. Il n’y avait point d’écran central dominateur, mais une multitude de commutateurs chromés, solides et froids au toucher, organisés de manière symétrique. Chaque action, de la régulation de la climatisation à la sélection de la station de radio, s’accompagnait d’un clic satisfaisant, d’une sensation mécanique tangible. L’accent était mis sur l’expérience sensorielle : l’odeur du cuir et du laine mérinos, la vue des veines du bois parfaitement symétriques, le son feutré de la fermeture des portes. L’espace aux places arrière, souvent sacrifié dans les coupés de luxe, était ici étonnamment habitable, transformant la voiture en un véritable salon mobile pour quatre personnes. La Brooklands ne proposait pas d’aide à la conduite sophistiquée ou de système de divertissement dernier cri ; son luxe était celui de l’authenticité, de la permanence et du silence, brisé seulement par le doux murmure de sa mécanique.
La mécanique, le chant du cygne du V8 atmosphérique
Le cœur de la Bentley Brooklands était sa pièce maîtresse, son âme, et ce qui la définissait le plus clairement comme un objet d’un autre temps : un moteur V8 de 6,75 litres à architecture pushrod et double turbos. Ce bloc, dont les origines remontaient aux années 1950, était une relique vivante, constamment améliorée et optimisée au fil des décennies. Dans la Brooklands, il atteignait son apogée, développant une puissance prodigieuse de cinq cent trente chevaux et un couple monumental de mille cinquante Newton mètres, disponible dès trois mille deux cents tours par minute. Ces chiffres, impressionnants encore aujourd’hui, étaient proprement stupéfiants pour l’époque.
La philosophie de ce moteur était aux antipodes de celle des blocs modernes, plus petits et à régimes élevés. Ici, la puissance n’était pas le fruit de régimes effrénés, mais d’une délivrance instantanée, torrentielle et linéaire de couple. La Brooklands n’accélérait pas, elle surgissait, propulsant ses deux tonnes et demie avec une aisance déconcertante, dans un silence quasi religieux, seulement troublé par le sifflement discret des turbos. Cette force était transmise aux roues arrière via une boîte automatique à seulement six rapports, une transmission qui privilégiait la progressivité et la fluidité à la rapidité des changements. La Brooklands était l’une des dernières Bentley à propulsion, une configuration qui lui conférait une dynamique de conduite particulière, plus traditionnelle et demandant plus de finesse que les modèles à transmission intégrale. Conduire une Brooklands n’était pas une affaire de vélocité ou de records sur circuit ; c’était une expérience sensorielle centrée sur la jouissance de cette poussée infinie, de cette sensation d’être tracté par une force imparable et sereine. C’était le chant du cygne d’une ère mécanique révolue.
Positionnement et concurrence, l’ultime puriste
La Bentley Brooklands occupait une niche si étroite et si exclusive qu’elle en était presque sans réelle concurrence. Son prix et sa rareté la plaçaient au-dessus de la Continental GT de l’époque, qui était déjà perçue comme une voiture de grand tourisme moderne et accessible. La Brooklands ne s’adressait pas au même client. Elle visait le collectionneur, le puriste, l’esthète qui cherchait la dernière expression d’une lignée directe remontant aux origines de la marque, bien avant l’ère Volkswagen. Elle était la réponse de Bentley à ceux qui regrettaient la sophistication parfois aseptisée des modèles plus récents.
Face à la Rolls-Royce Phantom Coupé, sa rivale la plus directe conceptuellement, la Brooklands opposait une philosophie radicalement différente. La Rolls-Royce incarnait un luxe absolu, presque déconnecté de la route, une expérience de conduite centrée sur le passager. La Brooklands, bien que d’un confort inégalable, conservait une âme de conducteur, une connexion plus directe, bien que feutrée, avec la chaussée et sa monumentale mécanique. Elle était plus brute, plus organique, plus « automobile » dans son approche. Elle n’avait que faire des supercars exotiques comme la Ferrari 599, qu’elle surpassait allègrement en couple et en présence, mais qu’elle ne cherchait pas à égaler en agilité. La Brooklands était un objet de passion pour ceux qui valorisaient l’histoire, le caractère et la sensation brute de la puissance sur les chiffres bruts et l’aérodynamique. Elle était la voiture de celui qui, possédant déjà toutes les voitures modernes, cherchait l’ultime expression d’un art de conduire en voie de disparition.
Conclusion
La Bentley Brooklands reste aujourd’hui un jalon essentiel dans l’histoire de l’automobile de luxe. Bien plus qu’un simple modèle, elle fut un manifeste, une déclaration d’intention à la fois orgueilleuse et nostalgique. Elle incarna le point final d’une époque, celui des grandes mécaniques atmosphériques, des lignes anguleuses et des intérieurs dédiés au seul artisanat. En l’achetant, ses propriétaires n’acquéraient pas seulement une voiture d’une rareté et d’un prestige certains ; ils s’offraient un morceau d’histoire, le dernier acte d’une longue et glorieuse tradition. Aujourd’hui, alors que Bentley s’engage résolument dans l’ère de l’électrification et d’une technologie toujours plus pervasive, la Brooklands gagne en stature. Elle apparaît comme le dernier géant d’un monde révolu, un véhicule qui refusait toute concession à la modernité, préférant la perfection d’un idéal ancestral. Son héritage ne réside pas dans les technologies qu’elle a inaugurées, mais dans celles qu’elle a magnifiquement clôturées. Elle demeure, et demeurera, comme le testament ultime d’une certaine idée de la puissance automobile, sereine, massive et éternellement distinguée.