Aston Martin DBS L6

Dans le paysage automobile britannique des années 1960, certaines automobiles transcendent leur statut de simple moyen de transport pour incarner l’essence même du luxe et de la performance à l’anglaise. L’Aston Martin DBS L6, produite de 1967 à 1972, représente l’aboutissement d’une certaine vision de la grand tourisme, alliant le raffinement typiquement britannique à des performances dignes des plus grandes sportives. Conçue pour succéder à la légendaire DB6, la DBS marque une rupture esthétique et technique significative dans l’histoire du constructeur de Newport Pagnell. Son appellation L6, bien que souvent occultée par la version V8 qui lui succédera, désigne pourtant une automobile au caractère unique, dotée du fameux moteur six cylindres en ligne qui avait fait la renommée d’Aston Martin. Cette voiture incarne le dernier souffle d’une époque révolue, celle des GT artisanales et distinguées, avant l’avènement des motorisations plus massives et des impératifs de sécurité plus contraignants. Son histoire, brève mais intense, reflète les défis auxquels était confronté un constructeur de prestige dans une période de transition technique et économique.

Contexte historique et genèse d’une nouvelle ère

La genèse de l’Aston Martin DBS s’inscrit dans une période de mutation profonde pour l’industrie automobile britannique. Au milieu des années 1960, David Brown, propriétaire visionnaire de la marque, perçoit la nécessité de moderniser la gamme tout en conservant les valeurs fondamentales qui ont forgé la réputation d’Aston Martin. Le projet DBS, confié à l’équipe de conception dirigée par William Towns sous la supervision de Harold Beach, doit répondre à un cahier des charges complexe : créer une GT plus spacieuse et plus moderne que la DB6, capable de rivaliser avec les nouvelles Ferrari 365 GTB/4 Daytona et Maserati Ghibli, tout en maintenant l’élégance discrète caractéristique des Aston Martin.

Le développement de la DBS s’étale sur près de trois années, marquées par des choix techniques audacieux. La décision de conserver initialement le moteur six cylindres en ligne de 4,0 litres, pourtant éprouvé, s’explique par des contraintes de développement et de coût, le nouveau V8 n’étant pas encore prêt pour une production en série. Présentée simultanément au Salon de l’automobile de Londres et de Paris en octobre 1967, la DBS surprend par son design résolument moderne, avec une ligne plus anguleuse et une calandre plus large que sur les modèles précédents. Elle se positionne comme la Aston Martin la plus luxueuse et la plus aboutie jamais produite, visant une clientèle internationale exigeante qui n’entend pas renoncer au confort au nom des performances.

Design et architecture : la rupture contrôlée

Le design de l’Aston Martin DBS L6 représente une évolution significative par rapport à la DB6, tout en conservant les codes esthétiques fondamentaux de la marque. La silhouette, due au talent de William Towns, se caractérise par des lignes plus droites et une impression de masse mieux contrôlée. La face avant, avec sa large calandre caractéristique et ses quatre phares ronds, affiche une présence routière plus affirmée que ses devancières. Le profil est marqué par un capot particulièrement long et un arrière fuyant qui confèrent à la voiture une élégance sportive certaine.

L’architecture technique de la DBS innove par son châssis à longerons en acier renforcé, plus rigide et plus large que celui de la DB6, permettant d’améliorer significativement le comportement routier. La suspension avant indépendante à bras triangulés et ressorts hélicoïdaux, combinée à un essieu rigide à l’arrière avec des ressorts à lames, offre un compromis remarquable entre confort et tenue de route. L’habitacle, spacieux et raffiné, représente un bond en avant en termes de qualité de fabrication et d’équipements. La sellerie en cuir Bridge of Weir, les plaquages en bois de racine de noyer massif et l’isolation phonique soignée placent la DBS dans la cour des plus prestigieuses GT européennes. Chaque détail témoigne du savoir-faire artisanal des ateliers de Newport Pagnell, depuis les tapis en laine épaisse jusqu’aux instruments jaunes spécifiques à la marque.

La technique au service du raffinement

La philosophie technique de l’Aston Martin DBS L6 privilégie le raffinement et la souplesse aux performances extrêmes. Le moteur, un six cylindres en ligne de 3 995 cm3 à double arbre à cames en tête, développe 282 chevaux à 5 500 tr/min. Cette motorisation, héritée directe de celle qui équipait la DB6, se caractérise par son couple généreux disponible dès les bas régimes et son fonctionnement remarquablement silencieux. L’alimentation est assurée par trois carburateurs Weber 45 DCOE qui contribuent à la sonorité caractéristique du moteur, à la fois feutrée et autoritaire.

La transmission se fait par une boîte manuelle ZF à cinq rapports ou, en option, par une boîte automatique Borg-Warner à trois rapports. Les freins, des disques Girling sur les quatre roues assistés par un servofrein, offrent une puissance de freinage à la hauteur des performances. La direction à crémaillère, précise mais relativement lourde à basse vitesse, nécessite une certaine force musculire lors des manœuvres, caractéristique commune aux GT de l’époque. L’ensemble technique se distingue par sa fiabilité et son raffinement, faisant de la DBS L6 une voiture capable de parcourir de longues distances à vive allure sans fatigue pour ses occupants. Les performances, avec un 0 à 100 km/h en 8 secondes et une vitesse maximale de 225 km/h, placent la DBS dans le haut du panier des GT de son temps, même si elles restent inférieures à celles de ses concurrentes italiennes les plus radicales.

Positionnement sur le marché et concurrence

Le positionnement de l’Aston Martin DBS L6 sur le marché des GT de luxe est aussi ambitieux que périlleux. Avec un prix presque deux fois supérieur à celui d’une Jaguar E-Type, la DBS vise une clientèle fortunée et discrète, à la recherche d’une alternative britannique aux Ferrari et Maserati. Son argument principal réside dans son élégance sobre, son raffinement exceptionnel et son image de marque prestigieuse, héritée des succès en compétition des DB en général et de la victoire aux 24 Heures du Mans 1959 en particulier.

Face à la Ferrari 365 GT 2+2, la DBS oppose son habitabilité supérieure et son caractère plus civilisé. Contre la Maserati Ghibli, elle met en avant sa fabrication artisanale et son exclusivité. Les GT britanniques comme la Jensen Interceptor ou la Bristol 410, bien que séduisantes, ne peuvent rivaliser avec le prestige et l’héritage technique d’Aston Martin. La DBS L6 trouve son public parmi les gentlemen-drivers, les industriels et les aristocrates européens qui apprécient autant le statut social conféré par la voiture que ses qualités routières. Ce positionnement élitiste, bien que commercialement risqué, permet à Aston Martin de maintenir son aura de constructeur d’exception dans un marché de plus en plus concurrentiel.

Accueil critique et commercial : entre reconnaissance et défis

Le lancement de l’Aston Martin DBS L6 en 1967 est accueilli avec un mélange d’admiration et de perplexité par la presse automobile internationale. Les journalistes saluent unanimement la qualité de fabrication exceptionnelle, le raffinement de la conduite et l’élégance du design. Les essais sur route mettent en lumière le confort remarquable, la tenue de route sûre et le caractère noble du moteur six cylindres. Cependant, quelques réserves sont émises concernant le poids important de la voiture et des performances jugées parfois insuffisantes face à la concurrence italienne.

Commercialement, la DBS L6 peine à trouver son public dans un contexte économique difficile. La crise pétrolière de 1973 n’a pas encore frappé, mais le marché des GT de luxe montre déjà des signes d’essoufflement. La production reste confidentielle, avec seulement 787 exemplaires de la version L6 produits entre 1967 et 1972. Plusieurs facteurs expliquent ces ventes modestes : le prix prohibitif, l’image parfois jugée trop conservatrice de la marque, et l’attente de la version V8 promise dès le lancement. La DBS L6 souffre également de la comparaison avec la DB6, considérée par beaucoup comme la dernière « vraie » Aston Martin classique. Malgré ces difficultés, la DBS L6 joue un rôle crucial dans l’histoire de la marque en maintenant la production pendant le développement difficile du moteur V8.

Héritage et postérité : le chant du cygne d’une époque

L’héritage de l’Aston Martin DBS L6 est plus important qu ne le laissent supposer ses modestes chiffres de production. Techniquement, elle représente la dernière expression du moteur six cylindres qui avait propulsé la marque au sommet de la renommée internationale depuis la DB4. Son châssis amélioré et sa carrosserie plus moderne préparent le terrain pour les futures Aston Martin V8 qui domineront la production de la marque pendant près de deux décennies.

Culturellement, la DBS L6 doit une part de sa notoriété au cinéma, ayant été immortalisée au volant de James Bond dans « Au service secret de Sa Majesté » en 1969. Cette apparition marquante contribue à forger l’image de la voiture comme l’incarnation de l’élégance et du sophistication britanniques. Aujourd’hui, la DBS L6 est devenue un objet de collection très prisé, particulièrement parmi les amateurs d’Aston Martin qui voient en elle le dernier représentant d’une lignée historique. Les exemplaires bien conservés témoignent d’une époque révolue où les GT de prestige pouvaient encore allier caractère distinctif et élégance discrète, fabrication artisanale et performances honorables. La DBS L6 reste le symbole d’Aston Martin à la croisée des chemins, entre tradition et modernité, entre héritage classique et nécessaire évolution.

Conclusion

L’Aston Martin DBS L6 demeure dans l’histoire automobile comme le témoignage poignant d’un monde en transition. Elle incarne les ultimes feux d’une certaine idée de la grand tourisme britannique, raffinée et distinguée, avant que les impératifs économiques et techniques ne transforment profondément l’industrie automobile. Son héritage le plus durable est d’avoir assuré la continuité de la marque pendant une période difficile, maintenant vivante la flamme d’Aston Martin tandis que se préparait la révolution du V8. Dans le paysage automobile contemporain où la performance brute tend souvent à primer sur le caractère, la DBS L6 nous rappelle que l’automobile peut être autre chose qu’un simple instrument de vitesse : une œuvre d’art technique, un symbole culturel, une expression du savoir-faire artisanal. Elle reste le symbole d’une certaine élégance britannique, discrète mais affirmée, qui continue de fasciner les amateurs d’automobiles de caractère soixante ans après sa création.