Alfa Romeo Alfetta

Dans le panthéon des automobiles italiennes, certains modèles se distinguent par leur capacité à synthétiser l’excellence technique et la passion caractéristiques de leur constructeur. L’Alfa Romeo Alfetta, produite de 1972 à 1984, représente l’archétype de la berline sportive à l’italienne, mariant avec un bonheur rare les exigences contradictoires du confort familial et des performances routières. Développée pour succéder à la légendaire Giulia, l’Alfetta hérite d’un patrimoine technique prestigieux tout en inaugurant des solutions innovantes qui feront date dans l’histoire automobile. Son nom, emprunté à la Scuderia Alfa Romeo qui dominait les Grands Prix dans les années 1950, témoigne des ambitions sportives de ce modèle conçu pour perpétuer la tradition des voitures à « caractère ». Cette berline incarne le dernier âge d’or d’Alfa Romeo avant les bouleversements industriels des années 1980, période où le constructeur milanais parvenait encore à concilier production de série et excellence technique. Son histoire reflète les tensions créatrices d’une époque où l’automobile devait répondre à des impératifs pratiques croissants sans renier son âme sportive.

Contexte historique et genèse d’une héritière

La genèse de l’Alfa Romeo Alfetta s’inscrit dans une période de transition pour l’industrie automobile italienne. Au début des années 1970, Alfa Romeo doit remplacer la Giulia, produite depuis 1962 et devenue un mythe automobile, tout en élargissant sa clientèle au-delà des puristes. Le cahier des charges est complexe : il faut concevoir une berline moderne, spacieuse et confortable capable de séduire une clientèle familiale, sans trahir l’ADN sportif de la marque. Le projet « 116 » qui donnera naissance à l’Alfetta bénéficie des retours d’expérience de l’Alfa Romeo 1900 et de la Giulia, mais aussi des avancées techniques développées pour la compétition.

L’ingénieur Giuseppe Busso, figure légendaire d’Alfa Romeo, supervise un développement technique particulièrement ambitieux. L’équipe d’ingénieurs puise son inspiration dans la Alfa Romeo 158 « Alfetta » de Formule 1, non par nostalgie mais pour en adapter les principes mécaniques à une voiture de série. La décision la plus audacieuse concerne la transmission, avec l’adoption d’un schéma à propulsion et boîte-pont arrière, solution jusqu’alors réservée aux voitures de compétition et aux modèles de prestige. Présentée en 1972, l’Alfetta surprend par son équilibre entre ligne moderne et références classiques, entre innovation technique et respect de la tradition Alfa Romeo. Elle se positionne d’emblée comme l’héritière légitime de la Giulia, tout en ouvrant de nouvelles perspectives techniques.

Design et architecture : la sobriété milanaise

Le design de l’Alfa Romeo Alfetta, confié au centre style Alfa Romeo dirigé par Giuseppe Scarnati, représente un exercice d’équilibre entre tradition et modernité. La silhouette, aux lignes sobres et racées, rompt avec l’angularité de la Giulia tout en conservant une élégance typiquement italienne. La face avant, avec sa célèbre calandre en triangle inversé flanquée de quatre phares carrés, affiche une détermination discrète mais réelle. Le profil est marqué par une ligne de ceinture haute et des volumes équilibrés qui confèrent à la voiture une présence certaine sans ostentation.

L’architecture technique de l’Alfetta est révolutionnaire pour une berline de série. La disposition technique « transaxle », avec le moteur à l’avant et la boîte de vitesses solidarisée au pont arrière, reprend le schéma des voitures de compétition. Cette configuration permet une répartition des masses presque parfaite (50/50) et un comportement routier exceptionnel. Le châssis combine un avant à jambes de force MacPherson et un arrière à bras tirés avec un essieu De Dion, solution sophistiquée qui assure stabilité et motricité. L’habitacle, spacieux et fonctionnel, conserve le caractère sportif de la marque avec son volant trois branches spécifique, ses instruments clairs et sa position de conduite basse et enveloppante. La qualité des matériaux et l’assemblage soigné placent l’Alfetta dans le haut de gamme du segment, affirmant son statut de berline sportive à part entière.

La technique au service du plaisir de conduite

La philosophie technique de l’Alfa Romeo Alfetta privilégie résolument les sensations de conduite et le caractère sportif. Le moteur de base, un quatre cylindres double arbre à cames en tête de 1,6 litre développant 109 chevaux, perpétue la tradition des moteurs Alfa Romeo : sonorité enveloppante, régimes élevés et reprises franches. Les versions ultérieures verront l’apparition du deux litres (122 chevaux) puis du suralimenté deux litres et demi (130 à 150 chevaux selon les versions), offrant des performances toujours plus affirmées.

La transmission « transaxle » constitue la grande innovation technique de l’Alfetta. En reportant la boîte de vitesses à l’arrière, solidarisée au pont, les ingénieurs améliorent la répartition des masses et réduisent les inerties gyroscopiques, au prix d’une complexité mécanique accrue. L’embrayage, situé à l’avant, transmet le mouvement à la boîte-pont arrière par un arbre creux dans lequel tourne un autre arbre en prise directe avec le différentiel. Cette disposition, inspirée de la compétition, nécessite une synchronisation parfaite mais offre des changements de rapport d’une précision remarquable. La direction, précise et communicative, et les freins, toujours surdimensionnés selon la tradition Alfa, complètent un ensemble technique cohérent qui fait de la conduite de l’Alfetta une expérience unique, mariant le confort d’une berline familiale à l’agilité d’une sportive.

Positionnement sur le marché et concurrence

Le positionnement de l’Alfa Romeo Alfetta sur le marché européen des berlines sportives est aussi audacieux que son architecture technique. Alfa Romeo vise une clientèle exigeante, à la recherche d’une alternative aux allemandes, perçues comme trop austères, et aux françaises, jugées trop conventionnelles. Le prix, situé dans le haut de gamme du segment, se justifie par la sophistication technique et l’image prestigieuse de la marque.

Face à la BMW Série 3, l’Alfetta oppose son caractère latin et ses solutions techniques audacieuses à la rigueur teutonne. Contre la Mercedes-Benz Classe 200, elle met en avant son âme sportive et son héritage compétition. Les berlines françaises comme la Peugeot 504 ou la Renault 16 TX ne peuvent rivaliser sur le terrain de la sportivité pure. L’Alfetta trouve son public parmi les passionnés d’automobile, les professionnels avertis et une clientèle jeune et dynamique séduite par son style et ses performances. Les versions haut de gamme, notamment l’Alfetta GTV coupé dérivée de la berline, renforcent cette image sportive et exclusive. Ce positionnement permet à Alfa Romeo de maintenir son identité distinctive dans un marché de plus en plus concurrentiel, même si la complexité technique de l’Alfetta et son coût d’entretien élevé en restreignent l’audience aux initiés.

Évolution et déclinaisons : la consécration d’une plateforme

La carrière de l’Alfa Romeo Alfetta est marquée par une évolution technique constante et le développement de déclinaisons prestigieuses. Dès 1974, l’Alfetta GT et GTV, versions coupé au design de Giorgetto Giugiaro, rencontrent un succès immédiat grâce à leurs lignes racées et leurs performances encore plus affirmées. En 1977, l’Alfetta Turbodiesel devient la première berline diesel au monde à turbocompresseur, démontrant la capacité d’innovation d’Alfa Romeo.

Les années 1980 voient l’apparition de l’Alfetta Quadrifoglio Oro, version haut de gamme qui pousse encore plus loin la sophistication avec ses équipements luxueux et ses finitions spécifiques. La motorisation évolue également, avec l’adoption de l’injection électronique et l’augmentation régulière des puissances. Malgré ces améliorations, l’Alfetta doit faire face à une concurrence de plus en plus vive et à l’évolution des normes antipollution qui compliquent le développement des motorisations sportives. La production s’achève en 1984 après plus de 440 000 exemplaires produits, toutes versions confondues, faisant de l’Alfetta l’un des plus grands succès commerciaux d’Alfa Romeo. Sa remplaçante, l’Alfa 75, reprendra l’essentiel de sa philosophie technique tout en l’adaptant aux contraintes nouvelles des années 1980.

Héritage et postérité : le chant du cygne d’une certaine idée de l’automobile

L’héritage de l’Alfa Romeo Alfetta est considérable à plus d’un titre. Techniquement, elle représente l’apogée des berlines sportives « à l’ancienne », où le plaisir de conduite primait sur les considérations de rentabilité et de standardisation. Sa plateforme « transaxle » influencera toute une génération de modèles Alfa Romeo, de la GTV6 à la 75, et sera même adaptée pour la superbe Alfa Romeo 164. Le moteur double arbre à cames, constamment amélioré pendant la production de l’Alfetta, deviendra un pilier de la production Alfa Romeo pour les décennies suivantes.

L’Alfetta incarne également une certaine idée de l’automobile italienne, alliant beauté, caractère et sophistication technique. Son succès commercial, bien que modeste au regard des grands constructeurs généralistes, démontra qu’il existait une place pour des voitures à la personnalité affirmée, conçues d’abord pour le plaisir de conduire. Aujourd’hui, l’Alfetta est devenue un objet de culte pour les passionnés d’Alfa Romeo. Les versions GTV et Quadrifoglio Oro sont particulièrement recherchées, de même que les rares exemplaires équipés du moteur suralimenté. Les exemplaires préservés témoignent d’une époque révolue où l’automobile pouvait encore être une œuvre d’art technique, conçue par des ingénieurs passionnés pour des conducteurs exigeants.

Conclusion

L’Alfa Romeo Alfetta demeure dans l’histoire automobile comme le témoignage éclatant d’une certaine idée de l’excellence automobile à l’italienne. Elle a su synthétiser comme peu de modèles avant elle les qualités contradictoires qui font une grande automobile : le confort et la sportivité, la sophistication technique et le caractère, l’élégance et la performance. Son héritage le plus durable est d’avoir démontré que l’innovation technique pouvait servir le plaisir de conduite sans sacrifier au confort et à la praticité. Dans un paysage automobile contemporain de plus en plus aseptisé et normalisé, l’Alfetta nous rappelle que l’automobile peut être bien plus qu’un simple moyen de transport : une source d’émotion, un objet technique passionnant, une expression culturelle à part entière. Elle reste le symbole d’un âge d’or où Alfa Romeo parvenait à concilier production de série et excellence technique, créant des voitures qui, près d’un demi-siècle plus tard, continuent de faire battre le cœur des passionnés.